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Je prépare mes séries longtemps à l’avance.
À mesure que le temps passe et que je peaufine ma façon de faire, ma capacité d’analyse de mon mode opératoire gagne en acuité. Je suis désormais capable de situer avec un degré de précision redoutable, à l’intérieur de mon propre corps, l’emplacement du tiroir mental dans lequel je range les idées que je souhaite exploiter pour mon voyage suivant. Je devrais dire « des tiroirs » : telle idée ira là, sous mon poumon droit, telle autre dans ma nuque, telle autre au bout des doigts, jusqu’à ce qu’elles en soient expulsées, par leur matérialisation.
Pourtant, je m’amuse après coup en constatant l’incommensurable de ce qui m’a échappé, de ce qui s’est mis en place sans que j’y pense une seule seconde de tout cet interminable préliminaire.
Par exemple, ceci, pour « Présent ».
J’avais au préalable passé une année entière à ne jamais exposer mon corps directement au soleil. Pour l’autoportraitiste nu, les marques de bronzage sont une plaie infernale. J’ai donc gardé tout l’été pantalon et t-shirt à manches longues. Je n’avais pas songé qu’exposer un corps devenu si pâle au soleil des Canaries presque tout le jour allait causer d’autres complications qu’une ligne brune (ou blanche) au bas de mon dos. Les trois premiers jours, j’ai cramé. Assez violemment. Et, pour la première semaine, ma peau m’a brûlé jour et nuit.
Je réfléchissais à l’intention que j’allais écrire pour cette série ce matin et j’ai découvert avec surprise que les premières sensations qui me revenaient quand j’évoquais en mon for intérieur « Présent », c’était cette douleur lancinante d’un vilain coup de soleil sur les épaules, le nez, le front, les cuisses, le haut des fesses et des mollets. Et le badigeonnage du soir, dans ma voiture, à l’aloe vera, heureuse production locale.
Ça brule, donc je suis.
Par l’intermédiaire de ma peau irritée, j’étais bel et bien là.
Mon cœur de jeune père s’envolait fréquemment vers mon petit Enkidou et sa mère, ma volonté d’artiste luttait comme toujours contre ma fibre hédoniste qui lui soufflait l’absurde de vouloir faire quoique ce soit, quand je pourrais très bien marcher, lire, élever et être bêtement heureux, au bizarre d’insister chaque année pour aller me coincer le dos à dormir dans une voiture bien trop peu large pour qu’un escogriffe de ma taille puisse s’y installer confortablement quand un bon lit et des couettes et des bras chauds m’attendaient à un bond d’avion de là … À bien des égards, pour une série intitulée « Présent », malgré toutes mes préparations, cela s’engageait mal.
La redécouverte du soleil par mon épiderme d’albinos est l’élément imprévu qui sauva tout.
Devant l’adversité, des souvenirs de l’Islande me revinrent, des mécanismes rouillés se débloquèrent, je me souvins petit à petit des mots à toujours tenir vibrant en moi quand je pars : « Tenir » et « Faire ».

Le titre était « Présent ».
Le thème était « Liberté ».
Comme à chaque fois, cela veut tout dire et cela comprend tout.
Comme à chaque fois, c’est un prétexte que j’utilise pour regarder sous un angle légèrement différent la même pratique.
J’ai résisté aux Canaries. J’étais libre en Pologne. J’ai pris du plaisir en Islande.
Mes « Autoportraits métaphysiques » se contiennent les uns les autres aussi bien qu’une ribambelle de poupées russes dessinées par Moebius.
Cet angle de la liberté, je l’ai vécu sous deux formes qui se complètent.
D’abord, celle d’une reconnaissance d’un genre de maturité : j’ai déjà fait du bon boulot, j’ai produit des images, des idées, dont je peux être et dont je suis fier. Mon existence de créateur est d’ores et déjà non-nulle. Ce qui est littéralement mieux que rien. Que demander d’autre à une vie que ceci de n’avoir pas été totalement vaine ? Je peux me permettre une certaine perte d’efficacité.
Ensuite, celle, qui m’est très précieuse, d’un retour à la spontanéité. Quand je regarde mes jeunes autoportraits, je suis toujours emporté par l’élan formidable qui en transpire. Je n’avais pas la moindre pensée pour ce que ça pourrait vouloir dire, ni pour ce à quoi ça pourrait ressembler, ni pour ce que les gens pourraient en dire. Ces autoportraits sont de purs jaillissements.
Voilà ce que je cherchais en partant : l’expression la plus directe possible d’une impulsion.
On parcoure le monde et cependant que le regard circule alentour, des envies nous saisissent, bondir, courir, s’envoler, s’étendre, rugir, plonger, … Habiter.

Après, il n’y a pas grand-chose à ajouter.
C’était l’objectif.
Au milieu de cette série instinctive, se cachent quelques mises en scènes dont le ressort, moins physique, repose finalement sur la même principe : j’avais envie de les représenter.

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